le  Sangria pour Neptune
Marcelin HOUBART a essayé le Sangria à l’époque de sa sortie et livre ici
ses impressions dans un article paru dans le numéro 89 du magasine « Neptune »

corde

«Philippe Harlé faisait il y a quelques années une entrée remarquée sur la scène de l’architecture navale en présentant un bateau surprenant sur le plan de l’esthétique, le « Muscadet » dont les performances et l’habitabilité, relativement à sa taille, firent rapidement table rase de bien des préventions. Depuis, un certain nombre de ses plans ont connu un large succès tout en restant aussi fortement personnalisés. « Sangria » est né d’une étroite collaboration entre l’architecte et un chantier bien connu pour sa conception industrielle de la construction de plaisance et ses objectifs commerciaux ambitieux, les Établissements Jeanneau».

CONCEPTION

Philippe Harlé est certainement l’un des premiers architectes à avoir su concilier habitabilité et performances dans un voilier de construction économique. Ses réalisations en contre-plaqué l’ont amplement démontré. Sans totalement renoncer aux prétentions sportives, Sangria est un ex-15 pieds RORC, le bateau est conçu avant tout pour la croisière en famille ou à deux couples. La coque a été voulue exceptionnellement volumineuse pour une longueur hors tout raisonnable de 7,60 mètre, les francs-bords sont donc assez élevés, le bau important, ce qui par ailleurs ne choque plus de nos jours. La silhouette générale est plutôt trapue, toute en rondeurs, mais la carène a fait l’objet de soins tout particuliers, l’accent étant mis non sur les possibilités de vitesse dans des conditions extrêmes, mais sur l’équilibre sous voiles et la possibilité d’atteindre des performances honnêtes sans que l’équipage ait recours à trop de subtilités. Le but recherché n’est pas le succès en course de quelques unités soigneusement préparées, mais l’homogénéité de la série. La collaboration architecte-constructeur s’est évidemment traduite par quelques concessions de part et d’autre, le premier se voyant parfois contraint de composer avec les responsables de la fabrication et surtout des services commerciaux, il est bon en effet de mentionner tout de suite que le bateau est livré en version standard au prix de 35.000 F (1969), ce qui n’est pas un élément négligeable du cahier des charges. L’exploitation du volume intérieur a été conduite dans l’optique croisière, avec deux vraies cabines séparées. Le lest à un peu plus de 40 % et le tirant d’eau de 1,25 mètre ne se situent pas au niveau minimum de la catégorie, mais on peut y voir un sacrifice à la raideur à la toile et à l’aptitude à remonter au vent. Le safran est suspendu derrière un aileron, solution qui semble avoir désormais réuni tous les suffrages. Le plan de voilure est caractéristique de la manière Harlé, assez élancé, avec une grand-voile étroite et allongée de surface réduite et un triangle avant relativement important avec focs en tête de mât comme il se doit. L’ensemble est équilibré, sans plus de modestie que, d’agressivité.

CONSTRUCTION

Les chantiers Jeanneau, depuis leur création, construisent exclusivement en polyester et « Sangria », comme toutes les coques de la marque, est fabriquée dans ce matériau selon des méthodes industrielles mises au point sur quelques milliers d’unités de tous types. La coque proprement dite est réalisée en couches alternées de roving et de mat liées par de la résine synthétique. Les épaisseurs et nombre de couches varient en fonction des efforts encaissés par la partie considérée. Le pont est un sandwich balsa-polyester, les plaques de balsa constituant un isolant thermique étant placées fibres debout. Les blocs d’aménagement viennent en grande partie de moulage et contribuent pour leur part à la rigidité de la coque. Les cloisons transversales qui assurent l’isolation de la cabine avant et du compartiment toilette soutiennent le pont au niveau de l’emplanture de mât dont les efforts sont répartis sur toute la section correspondante par un fort barrot en lamellé renforcé de stratifié à haute résistance. L’accastillage, les cadènes et chandeliers sont boulonnés sur des contre-plaques de frêne noyées dans le polyester et des renforts de tissus ont été prévus partout où il est nécessaire de répartir sur une grande surface les efforts importants, notamment au niveau du haubanage. Pour les finitions intérieures, il est fait un assez large usage du contre-plaqué. L’ensemble est traité sérieusement, avec un évident souci de solidité et de rigidité.

ÉQUIPEMENTS ET ACCASTILLAGE

Partant sur un programme économique, l’architecte devait être assez limité dans le choix des pièces, c’est en effet un chapitre qui grève lourdement un budget. Si limitation il y a, celle-ci n’affecte pas l’efficacité et on trouve sur le pont et les espars tout ce qu’il faut pour manœuvrer facilement et faire marcher correctement le bateau en toutes circonstances. Sur les hiloires de cockpit, on trouve deux winches à levier pour les écoutes de foc. Le rail d’écoute de grand-voile court sur toute la largeur du cockpit qu’il sépare en son milieu. La poulie inférieure du palan de grande écoute, équipée d’un taquet coinceur, est articulée sur un chariot à galets réglable à distance au moyen d’un double circuit de bouts. De part et d’autre de chaque winch sont fixés deux taquets pour l’écoute de foc et le bras de spi. Les poulies d’écoutes de foc coulissent sur des rails inox bien disposés et boulonnés à travers le pont. Le mât en alliage léger, maintenu par un étai, deux paires de bas haubans, une de galhaubans et deux pataras, est correctement équipé : un winch d’étarquage de drisse de foc, un palan d’étarquage pour la grand-voile, un rail de tangon de spi. Le haubanage est en inox monotoron de 6 mm pour l’étai et 5 mm pour les haubans, galhaubans et pataras. La bôme, également en alliage léger est équipée d’un hale bas puissant, d’un palan d’étarquage pour la grand-voile et de taquets pour la prise de ris. L’accastillage de spinnaker, livré en option, est bien conçu, la drisse et les manœuvres de hale bas et balancine sont accessibles du cockpit, ce qui devient la règle générale sur les bateaux de faible déplacement où la présence d’un équipier à l’avant lorsqu’on navigue sous spi n’est jamais souhaitable. Pour l’amarrage, on dispose de deux taquets en alliage léger et des chaumards correspondants à l’avant, et de deux taquets à l’arrière. Les apparaux de mouillage sont rangés dans un puits accessible par une trappe ménagée dans le pontage. Balcon avant, filières et chandeliers complètent l’équipement de série.

AMÉNAGEMENTS

e plan d’aménagement est à la fois simple et intelligemment conçu. Le poste avant est une véritable cabine qui abrite deux grandes couchettes transformables en lit pour deux ou trois personnes, des coffres de rangement. On y dispose de 1,40 mètre de hauteur sous roof et l’éclairage y est assuré par un panneau ouvrant. Le vaigrage en tissu plastique est d’une esthétique discutable, mais il faut se souvenir qu’il s’agit d’un bateau économique. La double cloison qui sépare cette cabine avant du carré isole le WC marin auquel fait face une penderie avec housse sur tribord. La cabine principale abrite une couchette sur chaque bord, des coffres de rangements et des équipets sont ménagés dans le vaigrage et sous les matelas. La hauteur sous roof atteint 1,72 mètre, l’éclairage est assuré par de grands panneaux de plexiglas latéraux. A tribord, près de la descente se trouve la cuisine composée d’un réchaud deux-feux à gaz butane, d’un évier avec pompe et réservoir de 50 litres, un plan de travail, un vaisselier et un support à verres. Le tout est réuni sur un bloc en plastique qui abrite un placard de rangement, une huche à pain et une étagère à vivres complètent cet ensemble. A cet emplacement, la hauteur sous capot atteint 1,80 mètre. En face de la cuisine, sur bâbord, se trouve la table à cartes qui coulisse sous la banquette de cockpit lorsqu’elle n’est pas en service. On peut y placer une carte demi-aigle. Un tiroir à cartes et une console pour les instruments complètent le coin du navigateur. L’éclairage électrique, également fourni dans la version standard est assuré par une batterie de 12 volts qui alimente un plafonnier dans la cabine avant, un dans le compartiment WC, deux dans le carré, un lecteur de carte, et les feux réglementaires. La table du carré est assez vaste pour accueillir six personnes à l’aise. Si la simplicité de fabrication a guidé l’architecte et si le luxe est absent des finitions, on ne peut qu’apprécier l’importance du volume intérieur et le confort des différents postes bien étudiés pour la vie à la mer comme pour la détente au port. Le roof occupe une grande surface, mais la largeur des passavants reste très appréciable. Le cockpit, d’un volume moyen, est suffisant pour accueillir un équipage normal de quatre personnes le dessin des banquettes et l’inclinaison des hiloires autorisent une station confortable quel que soit le degré d’inclinaison. Les voiles, expulsées du poste avant, trouvent refuge dans un coffre situé dans la banquette tribord tandis que le reste du matériel disparaît dans un vaste coqueron arrière. L’accès à la cabine est particulièrement aisé du fait de la grande surface du capot coulissant. Tout ceci dénote de la part de l’architecte une longue pratique de la navigation sur petits croiseurs et une parfaite connaissance de ses exigences.

COMPORTEMENT A LA MER

Le Sangria est un bateau volumineux et de déplacement léger, on peut donc s’attendre à un comportement d’ensemble assez particulier, d’autant plus que, si Philippe Harlé est réputé pour soigner particulièrement l’équilibre de ses carènes, les impératifs commerciaux ont cette fois joué un rôle déterminant. Pour notre essai, réalisé sur le plan d’eau de La Rochelle, nous avons eu droit au classique régime de Sud-Ouest avec des brises rarement inférieures à force 3, le temps idéal pour couvrir de bonnes étapes en croisière. Dès les premiers bords, « Sangria » dévoile un tempérament sain, mais on sent que le bateau ne se livre pas au premier contact. La carène, bien balancée, est pratiquement insensible aux variations d’assiette latérale et la barre reste d’une neutralité déroutante d’abord, mais que l’on ne tarde pas à nommer douceur après un temps d’accoutumance. La surface du safran semble avoir été calculée au plus juste et, à la limite, par brise fraîche, le bateau donne son opinion sur l’opportunité d’un réglage de voilure en passant sur sa barre. Le rôle de la barre d’écoute est ici particulièrement important, « Sangria » acceptant très volontiers d’être mené comme un dériveur. Pour peu que l’on ait su choisir la toile du temps, le cap et la vitesse au près sont satisfaisants, encore qu’il ne faille pas chercher à pointer au maximum. N’oublions pas qu’il s’agit d’un bateau léger et volumineux, les formes pleines et le franc-bord important se traduisent par un accroissement sensible de la dérive et il vaut mieux débrider un peu pour soutenir la vitesse. Pour les mêmes raisons, le bateau supporte assez mal d’être surtoilé, il semble raisonnable d’amener le génois passée la force 4 tandis que la grand-voile de surface modérée peut être gardée haute jusqu’au sommet de la force 5. Sans être particulièrement gitard, « Sangria » donne plus volontiers sa mesure aux angles modérés. Aux allures portantes, au largue en particulier, le bateau est rapide tout en restant stable sur sa route. Sous spinnaker, les démarrages sont francs et on soutient sans difficulté des vitesses élevées, par contre, à l’approche du vent de travers, il faut veiller à la bonne répartition des poids et travailler les réglages, comme nous l’avons écrit plus haut, la douceur de la barre a ses contreparties et en l’occurrence le barreur doit exercer son attention et anticiper les réactions du bateau, réactions qui n’ont d’ailleurs rien de brutal ni d’imprévisible. Dans l’ensemble, « Sangria » est plus sensible à la persuasion qu’à la contrainte brutale. Ceci posé et admis, l’harmonie doit régner entre le cavalier et sa monture. Les manœuvres sont, dans l’ensemble, aisées et sans surprises. Nous disposions d’un bateau standard, sans moteur fixe et les évolutions dans le port de La Rochelle nous ont semblé aussi aisées sous grand-voile seule, sous foc seul que tout dessus. Pas de problème non plus pour louvoyer dans un chenal étroit, virer comme en régate ou empanner. Un barreur moyen doit rapidement mener « Sangria » au bord de ses possibilités maximum. Reste à conquérir la petite marge de vitesse qui fait les victoires en compétition, mais c’est là une autre histoire. Le bateau a été voulu, tant par son architecte que par son constructeur, un vrai croiseur de série, strictement monotype. Tel qu’il est, « Sangria » peut prétendre à d’honnêtes succès dans sa classe pour peu qu’on sache correctement le régler et le mener. C’est déjà fort satisfaisant pour un bateau qui n’a en rien été conçu pour la compétition.

CONCLUSION

Architecte éclectique, Philippe Harlé a su exprimer son talent sur des thèmes aussi variés et parfois aussi opposés que les alcools et spiritueux qui baptisent ses productions. « Sangria », le bien-nommé, est l’un des mieux dosés, ni trop fort ni trop doux, il réunit un grand nombre de qualités et un minimum de défauts, les premières faisant aisément pardonner les autres si le prix de l’ensemble ne suffisait pas à les faire oublier.

Marcellin Hobart. Article dans son intégralité paru dans le numéro 89 du magasine « Neptune »

Sangriaquilamis